Les lois de la St-Emoi (partie I)

Publié le par Dr. Nevitch & Mad Hatter & Mr Roger Milk

        Des lustres qu'il me savonnait avec ça. Chaque année, au tournant de l'hiver, la même rengaine : tandis que les bourses se rétractent à l'approche de Noël, de peur de se vider dans un mauvais coup de pub, Job l'Indien me tannait pour que j'écrive un papier sur la fête de son patelin. Ce à quoi je ne pouvais désormais me soustraire, en vertu de mon nouveau statut de journaliste baroque. Cela m'amena à m'interroger sur le sens de cette tradition aussi vieille que l'invention de la cuite. Bon sang, pourquoi cet évènement suscite-t-il chez ses protagonistes un tel frétillement des tripes, proche de la félicité qu'on atteint après un coït amoureux (voire un one-shot aviné) ?


Questions parmi tant d'autres qui fourmillaient dans mon esprit cabossé après 72h d'excès. Cette sacrée fête de St-Emoi porte bien son nom, au vu des sensations qui m'animaient encore, quelques jours plus tard.

J'avais déjà participé à l'évènement, et mes souvenirs confus (vaporeux) des précédentes années, me faisaient franchement hésiter pour cette nouvelle édition. Des témoignages calamiteux rapportés par mes proches sur mes performances passées exacerbaient mes doutes sur mon envie de retourner au charbon.

Mais l'insistance de Job, et un frémissement synaptique m'indiquant qu'il y avait de la matière pour un article de la Revue à condition de ne pas trop charger sur les frais de bouche, m'ont convaincu de la nécessité de couvrir l'évènement. Toujours dans l'Intérêt Supérieur du Journalisme Baroque... Il faut admettre aussi que Job m'avait assuré de la présence de jolies cantonaises de sa connaissance, peu avares en beauté. Il n'en fallait pas plus pour remettre la main au paquet. Mad, accaparé par les préparatifs d'un long reportage sur la nature symbolique de la vodka en Orient, n'était pas du déplacement. C'était l'occasion du baptême de feu de Roger Milk, notre correspondant flamboyant aux frais de sa princesse, qui sauta dans le premier taxi pour venir me rejoindre au front, accompagné de sa Douce. Celle qui, je le compris bien après, assurait à ce bon Roger sa survie, malgré ses excès.


Arrivé sur le théâtre d'opération, je retrouvai un Job plus guilleret que jamais, le genre du gars qui va passer un moment qui lui tient à cœur. Il exprimait sa joie sincère de se retrouver "au pays" ce qui me mettait la larme à l'œil, jusqu'au moment où il entama sa litanie rituelle d'avant-St-Emoi sur les meilleures méthodes ne pas perdre trop de plumes durant les festivités. Je n'en avais cure cette fois-ci car je ne comptais pas me briser le coude à le lever, pour une fois.

Exceptionnellement, les hostilités démarraient cette année à l'apéro « Chez Pierri-la-main-lourde», un caviste clandestin, qui n'avait pas son pareil pour nous dégotter des nectars de derrière les poivrots. Une fois constitué notre petit Comité de volontaires, une sélection de certaines de mes trognes favorites, toutes plus conviviales les unes que les autres, le cœur flageolant de joie à leur contact, le foie flatulant de peur face au guêpier dans lequel je me jetais de nouveau malgré tout, je ne pus retenir un aphorisme dont j'ai le secret : « Les gars, cette année j'suis pas là pour faire le guignol, j'ai un reportage à couvrir, et la chanteuse du baloche est pour moi! ». Impressionnés par tant de détermination, ils me passèrent un godet plein.


Première loi fondamentale de la St-Emoi : fermer sa gueule et faire profil bas pour ne pas calancher à la première occase.


Le cœur réchauffé, nous prîmes la tangente dans la nuit, direction M., guidés par Job. Pour une fois, le reportage était dénué de tout mystère : je savais à quoi m'attendre, aussi la fébrilité prenait le pas sur ma détermination baroque.

Nous étions logés à l'auberge de Maîtresse (l'unique occupante des lieux, la patronne, haute représentante de la gent féminine dans l'équipée, nous assurait un accueil de premier choix qui n'avait d'égal que son sourire), dont la distance à M. poserait problème pour le retour.

Mais les cerveaux du comité (des gens éclairés, dont la fréquentation me fait chaque jour prendre conscience de ce qu'est l'intelligence) avaient tout prévu : décidés à en découdre et certains de ne pas pouvoir prendre les rênes du carrosse au retour, ils comptaient sur Roger & Douce, dont l'arrivée tardive coïnciderait pile poil avec le ramassage des sacoches.


Le professionalisme dont nous faisions preuve nous offrit notre première victoire du vouiquènde : Arrivés au front dès le premier assaut, à nous la première maison !

(Explication au lecteur : le concept de la première soirée de la fête est assez complexe : Six maisons ouvrent leurs portes aux volontaires : à eux de saccager le plus possible les réserves de vinasse jusqu'au son du clairon. Un procédé divinement élaboré et furieurement efficace.)


Deuxième loi fondamentale: réussir à compter six maisons dans la soirée constitue une épreuve ...


....


Le murmure de la fanfare, si lointain, me chatouillait les oreilles. J'étais perdu dans mes pensées vaporeuses, les ombres projetées par les réverbères semblaient dégobiller leur dédain à mon endroit. A moins que ce ne fussent les volontaires qui braillaient l'hymne local dont la grossiereté m'échappe maintenant...J'étais cuit. Incapable de déterminer combien de maisons j'avais déjà hantées pendant la soirée. Un minable sanglot m'animait : je me rappelais les années passées où, encore vaillant à la sixième maison, je mettais des mains au derrière des serveuses pour attirer leur attention et leur carafe de pinard, tout en braillant avec Job les pires insanités ponctuées de rires gras, symboles d'une jeunesse assumée, en pleine possession de nos moyens physiques et intellectuels. L'activité professionnelle a depuis eu raison de mon endurance : je ne peux plus affronter triomphant ces viriles agapes, tout en éclairant la conscience de l'humanité dans un journalisme débridé, graveleux & chaotique, en un mot : baroque.

Bref, mes collègues m'avaient depuis longtemps distancé, occupés à gratifier les autres volontaires de leur joyeuse finesse. Même Maîtresse, avec son indulgence, ne pouvait rien pour moi : j'étais une bonne grosse vraque, et mieux valait me laisser reprendre pied seul.


Le déclic finit par arriver, alors que je titubais dangereusement entre deux rugbymen, prêt à leur montrer comment se pratique la mêlée dans le Sud :

 «Merde! Après tout, je suis un des journalistes vedettes de la Revue Callipyge ! Lilith m'a accordé toute sa confiance pour ce reportage. Je n'ai pas le droit de calancher, pour elle, Mad, Riri et Roger ! Ce bon Roger Milk ne va pas tarder à me rejoindre. Je me dois d'être présentable, pour lui montrer les ficelles du métier, comment mener à bien un vrai reportage callipyge. »

Mon sang ne fit qu'un tour : j'allai commander un verre de vin chaud, poliment. Je retrouvai à côté du fût mes acolytes, en pleine forme : un verre à la main, un clope au bec. Job, Babar, un sang-mêlé décoiffant et décoiffé qui a ses entrées à la N'Drangheta, quoique profondément pacifique ; Dr Wine, un puits de science & de bourgogne prêt à tout pour sauver la viticulture du marasme ; Maîtresse, aubergiste au grand cœur et représentante hors-classe du Canton ; et mon ancien camarade de régiment Frakass, un joyeux luron un brin susceptible : il venait d'allonger sans hésiter un retraité qui lui cherchait des noises. Avec une telle escorte, j'étais bon pour le paradis.

Ragaillardi par leur compagnie retrouvée, je gravis le sommet de la vague déferlante du journalisme baroque en entonnant une chanson paillarde, a capella.

Roger allait être époustouflé : j'étais au sommet de mon art, et il allait m'y rejoindre, avant de me dépasser...

Apparemment, le compte était bon (6 maisons), mais pas le nôtre : affrontant la tourmente des rues venteuses de M., on se rua vers la maison bonus, réservée à quelques rares privilégiés, chez l'aîné de Job. Afin d'être sûr de n'avoir rien perdu au cas où la guerre nucléaire éclaterait le lendemain, on nettoya quelques bouteilles suplémentaires.

C'est ainsi que Roger Milk et sa Douce nous trouvèrent, gais lurons préparant un coup de force au cas où le Président décrèterait la Prohibition.


Roger : « P'tain con, Doc' t'as l'air d'être à ton affaire ! Tu m'fais un débriefing sur le sujet ? »

Moi : « Beh, mets-toi à ton aise Roger, écoute les vibrations.. »

Roger : « Tu t'fous d'ma gueule ? J'traverse la moitié du pays pour couvrir un reportage, à mes frais, et tu m'demandes d'écouter les vibrations, c'est ça l'esprit baroque ? »

Moi : « Hem, Riri est plus coulant...Bon, résumons, c'te St-Emoi c'est une histoire de lois & de chiffres,rrhhhhmm, t'aurais pas un clope ? On va discuter de ça dehors à la fraîche ! »


Mais la maîtresse de maison profita de ce moment pour tous nous chasser courtoisement mais fermement, bien décidée à ne pas se laisser envahir toute la nuit.

Pour dire vrai, cette évacuation m'arrangeait bien, incapable que j'étais de briefer le bouillonnant Mr Roger Milk, qui attendait, avec raison, un peu plus de notre association sur cette affaire. J'en profitai donc pour remettre ça au lendemain, en espérant que je serais plus apte à lui révéler les ressorts d'un reportage callipyge dans ce contexte, ou plutôt qu'il oublierait de me le demander.

On mit donc les voiles, à grand fracas, voguant sur un océan d'allégresse en quête d'une lointaine contrée où Dionysos nous atttendrait immanquablement dans une orgie onirique...



Le lendemain matin nous découvrit tout guillerets au réveil, pour une raison qui dépasse l'entendement de celui ou celle qui ne connaît pas la St-Emoi : en effet le Moment Phare du vouiquènde nous attendait dans l'église de M. : la messe en l'honneur de St-Emoi, une sorte de forgeron qui inventa un jour de déprime le calice en acier inoxydable, un bidule servant avant tout à se donner l'illusion que la picrate qu'on y versait ne perdait pas de sa capacité à vous décrocher la glotte.

Le chanoine, pas pire que le Kir, livra une omélie à la hauteur de l'évènement, mêlant la lie et l'eau dans le vin, une manière de rappeler aux pélerins ce qui les attendait par la suite.

Somme toute, ce rite n'était qu'un simulacre de caution apportée par l'Eglise aux excès qui attendaient les pélerins. Cette mascarade se perdit dans le brouhaha d'une fanfare beaucoup moins avenante que la veille qui nous dirigea cahin-caha vers le Foyer Rural, dont personne n'était dupe sur la vocation.

Là, le Comité des Fêtes local, une sorte de Soviet Suprême adepte des plans trinquennaux, plein de bonnes idées dans les fûts, nous proposait un verre de plus.

Mais le quidam non averti ne peut présager de ce que cela signifie : non pas l'émoi ultime d'un évènement qui avait déjà livré tous ses vins de messe, mais le prélude à une intensification du rythme cardiaque et à l'anéantissement de tout espoir d'apaisement qu'on croyait alors bien mérité. Car ensuite la diabolique logique mathématique allait s'appliquer impitoyablement à tous ceux qui prétendaient tenir encore la route : parmi les 6 étapes de la veille, 3 Maisons organisaient la manifestation tandis que les 3 autres s'engageaient à organiser la prochaine l'année d'après, lesquelles se proposaient de faire vérifier derechef le sérieux de ce problème mathématique aux valeureux qui ne s'étaient pas encore écroulés d'épuisement.


C'est dans ce Foyer de vive tension Rurale que se jouait la clé de la réussite, les termes de la Troisième Loi fondamentale : il faut pouvoir supporter cette épreuve incongrue (aux alentours de onze heures et demi du matin) pour poursuivre le Jubilé..

Ce moment constitue un noeud temporel dans ma vie : hier guerrier pochasse, aujourd'hui journaliste potache, incapable d'assumer ce nouveau coup de canon dans ma tuyauterie. Fragile, fébrile, mais non subtil, je me rinçai la gueule avec une de ces saloperies chimiques au goût d'expectorant, qu'un bourrin en mal d'inspiration avait, par une sournoise faute de goût, nommé Oapis. Bouaark. Cette vacherie qu'on ose fourguer aux mômes, trop indulgents, m'avait quand même évité le pire : je n'avais pas souillé d'un renvoi impromptu la carte de presse jaune anis et rouge picrate que j'arbore dans chacun de mes reportages. Le genre d'accessoire qui fera ciller les plus callipyges des apprenties journalistes, quand je donnerai des cours et des conférences, plus tard. Bien plus tard.

Aussi décidai-je de faire un break salvateur, préférant retrouver la quiétude de l'auberge, accompagné de Maîtresse, Douce et Frakass, qui bizarrement ne ressemblait plus au fier capitaine de la veille, mais plutôt à un vieux matelot breton usé, égaré dans Recouvrance, où il n'y avait plus rien à boire.

Je laissai les rênes du reportage à Mr Roger Milk, fringant correspondant qui attendait impatiemment de verser quelques gouttes dans sa cornée...

- « Quartier libre mon bon Roger, lâche-toi, et laisse venir l'imprudence, elle te mènera au panthéon du journalisme Baroque ! »

- « Merci vieux, je connais déjà l'exemple à ne pas suivre. »


De retour à l'auberge, après avoir repoussé les avances de la tenancière qui croyait à tort que je mêlerais travail et santé, inconsciente du sérieux de mon reportage, il était grand temps de me livrer à un examen introspectif, de me torturer les méninges à intellectualiser la signification profonde de tout cela.

Etions-nous dans un de ces moments charniers de la vie, un de ceux qui nous font progresser vers la fin ? Au terme d'une subtile et vertueuse progression intellectuelle et psychique, tel le godet qui se vide laissant entrevoir une fille à poil dans un double fond transparent ? De ces moments qui nous font entrer dans une nouvelle phase de la vie, dont la plénitude originelle nous conduit immanquablement vers la Félicité, faisant de nous des Nantis Eternels ??

Une quinte de toux au relent de piquette de la veille me procura un vif émoi (foutu expectorant), m'invitant à mettre en doute ces élucubrations.

Merde ! Encore un instant de réflexion intense sur le But de la vie foutu en l'air par des contingences sanitaires. Il me fallait décidemment revoir ma politique à la baisse.

Mais somme toute, je me trouvai dans un des points chauds de la vie dont il fallait se délecter : l'Amitié célébrée dans une joyeuse humeur festive, dont le souvenir vous ravigote le cortex dans les moments foireux.

Au diable les considérations journalistiques, il me fallait 1/ me reposer et 2/ réintegrer le Comité dans notre quête d'émotions... 

 

Dr Névitch



Publié dans Reportages

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N
<br /> A quand la partie II ;-)<br /> <br /> <br />
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